La Belgique doit-elle à son tour (enfin) qualifier le statut social des chauffeurs Uber?

Source: Unsplash
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1. Introduction

Depuis quelques années, l’essor fulgurant des plateformes numériques donne lieu à de nombreuses polémiques. En matière sociale, une problématique se retrouve de manière récurrente sur le devant de la scène : quel statut juridique accorder à ces nouveaux travailleurs? Devons-nous nous contenter des régimes actuels ou est-il finalement nécessaire de créer un régime distinctif ? Répondre à cette question n’est guère aisé car le sujet divise les différents acteurs impliqués.


2. Contrat de travail v. Contrat d’entreprise – pourquoi est-il important de les distinguer ?

Juridiquement, il est très important de savoir si nous sommes dans la cadre d’une relation de travail ou d’indépendant lorsque nous exerçons un métier.

En effet, un travailleur salarié peut prétendre à des avantages financiers tels qu’une rémunération correspondant au moins aux minima barémiques prévus par les conventions collectives du travail, aux primes de fin d’année si celles-ci ont été est prévues au sein de la commission paritaire compétente ainsi qu’aux pécules de vacances notamment. Les règles de préavis seront quant à elles également applicables. Toutes ces règles ne sont pas exécutoires lorsque l’on est travailleur indépendant.

Plus fondamentalement, le régime de la sécurité sociale sera applicable et il incombera à l’employeur de payer les cotisations de sécurité sociale pour chaque travailleur, ainsi qu’une couverture assurance contre les accidents du travail. Les tentatives d’abus de ce système sont vigoureusement contrôlées: si un employeur engage un travailleur en prévoyant une relation de travail indépendante alors que celui-ci est dans la réalité des faits, son salarié, des sanctions pénales et fiscales importantes lui seront applicables.


En Belgique, pour être un travailleur salarié, il faut être embauché dans le cadre d’un contrat de travail. L’existence d’un contrat de travail n’existe que si trois conditions sont réunies:

Un travail: L’employeur a l’obligation de faire travailler son employé au lieu et au temps qu’il choisit et ce dernier doit le respecter. Il n’existe pas de contrat de travail sans prestation de travail.

Une rémunération: Le contrat de travail est un contrat à titre onéreux, un contrat de travail à titre gratuit n’existe pas. Pour que soit conclu l’existence d’un tel contrat, un arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2006 nous enseigne qu’il faille qu’une rémunération ait été convenue entre les parties. Toutefois, dans un arrêt du 25 mai 1998, la Cour de cassation exige que le juge constate l’accord des parties sur le montant de la rémunération ou, à tout le moins, sur les éléments permettant de le déterminer.

Un lien de subordination: Le lien de subordination établit une distinction entre le contrat de travail et le contrat d’entreprise mais celle-ci devient de plus en plus compliquée. Cette notion n’a jamais été définie par le législateur et c’est principalement la jurisprudence qui constitue en cette matière une référence incontournable. Nous y reviendrons plus amplement dans la suite de cet article.

Si l’une de ces trois conditions fait défaut, nous ne sommes pas dans le cadre d’un contrat de travail mais dans un contrat de travail indépendant, appelé contrat d’entreprise. Dans les cas des chauffeurs Uber, c’est principalement le lien de subordination qui fait l’objet de divergences.


3. Le problème du lien de subordination

Le législateur n’a jamais élaboré de définition du lien de subordination mais la doctrine l’a défini de la façon suivante : « le lien de subordination implique un pouvoir de direction accordé à l’employeur, corrélativement, elle suppose que le travailleur soit tenu d’obéir aux ordres et aux instructions qui émanent directement ou indirectement de son contractant ».

En d’autres termes, le lien de subordination est l’autorité, le pouvoir de direction, les ordres et instruction de l’employeur envers son employé. À titre d’exemple, il a été jugé par la Cour de cassation française qu’un employeur qui imposerait des horaires précis ou une présence obligatoire à certaines réunions à ses employés constitue l’existence d’un lien de subordination dans le cadre d’une relation de travail.

Pour savoir s’il y a un lien de subordination au sein d’une relation de travail entre deux personnes, l’article 333§ 1 de la loi-programme du 27 décembre 2006 propose quatre critères généraux ;

  • la volonté des parties: ce critère est relativement simple, il suffit de regarder la qualification de la relation de travail établie par les cocontractants au sein du contrat qui les lie.

  • la liberté d’organisation du temps de travail: en l’espèce, un chauffeur Uber ne doit ni transmettre ni informer la plateforme de ses disponibilités. Il se connecte et se déconnecte quand il le souhaite mais selon la Cour de cassation, dans un arrêt du 18 octobre 2010, la possibilité de se connecter en tout temps ne permet pas d’exclure un lien de subordination et d’être considéré comme indépendant.

  • la liberté d’organisation du travail: ce critère mérite davantage de nuance. Le chauffeur Uber est-il réellement libre d’organiser son travail comme il le souhaite ? Nous y constatons une certaine limitation lorsque l’on sait que la plateforme Uber indique aux chauffeurs la musique qu’ils peuvent ou non diffuser durant le trajet, les instructions relatives à ce qu’ils doivent mettre à disposition des clients (bouteille d’eau, parfois bonbons, mouchoirs…) ainsi que les contacts autorisés ou non avec le passager.

  • la possibilité d’un contrôle hiérarchique: ce critère fait de nouveau place à de nombreuses discussions. En effet, un contrôle assez étroit des prestations est effectué par Uber ; une évaluation de la course effectuée à partir d’un système étoilé par les passagers a lieu sur l’application et dans l’hypothèse où le chauffeur n’obtient pas un résultat équivalent ou supérieur à 4,65/ 5, la plateforme a la faculté de désactiver temporairement ou définitivement son compte. Même scénario lorsque le chauffeur refuse plus de trois courses proposées.

Toutefois, même si ces critères peuvent aider les juges dans leurs démarches, ces derniers conservent leur pouvoir d’appréciation lorsqu’ils statuent sur la qualification d’une relation de travail. Et comme nous l’analyserons dans la partie suivante, ces critères ne sont pas évidents à appliquer aux chauffeurs et coursiers.

Source: Giphy
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4. Jurisprudence et position belge

Afin d’illustrer au mieux la complexité que posent les critères généraux et leur application, nous nous pencherons sur la décision du tribunal de l’entreprise de Bruxelles datant du 16 janvier 2019 qui considère que la relation entre le chauffeur et la plateforme est indépendante. A contrario, nous verrons que le 26 octobre 2020, la commission administrative de règlement de la relation de travail appelée communément la CRT, a opté pour une décision inverse en établissant la relation de travail entre les chauffeurs Uber et la plateforme comme étant salariale et non pas indépendante sur application de ces mêmes critères.

La position du tribunal de l'entreprise

Pour la juridiction belge, suivant la constatation que les chauffeurs Uber utilisent leurs propres véhicules et ne doivent pas porter d’uniforme à l’effigie de Uber, les chauffeurs sont libres d’organiser leur travail.

En ce qui concerne le troisième critère du lien de subordination, la liberté d’organisation du temps de travail, celui-ci est également rempli. Les chauffeurs Uber n’ont aucune obligation de durée minimale de connexion, ni aucun quota minimum d’heures à prester ainsi qu’aucun créneau horaire à respecter, contrairement à d’autres plateformes.

Relativement à la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique, le juge du tribunal de l’entreprise estime qu’il n’y a aucun contrôle de la plateforme à l’égard de ses prestataires. La simple faculté de Uber d’utiliser les évaluations fournies par les utilisateurs du service n’établit pas nécessairement un contrôle hiérarchique et la géolocalisation du système Uber ne peut pas non plus être considérée comme étant une méthode de contrôle, celle-ci étant indispensable pour le fonctionnement de l’application mobile.

Pour le tribunal, il suit de ce qui précède, que la relation entre la plateforme Uber et ses chauffeurs est une relation de travail indépendante, il n’y a alors pas lieu de requalifier cette relation en contrat de travail.

La position de la Commission administrative de règlement de la relation de travail

Un avis opposé a été rendu l’année passée par la CRT qui apprécie manifestement différemment les critères généraux, concluant à l’existence d’un lien de subordination entre le chauffeur et la plateforme et donc, à un contrat de travail entre eux.

Pour la commission, la liberté d’organisation du temps de travail n’a pas lieu. La plateforme indique une course aux chauffeurs lorsqu’ils sont disponibles sur l’application mais aucune information n’est communiquée ni sur le client ni sur l’endroit où il se trouve. L’application informe simplement au chauffeur la distance entre lui et le passager. Toute information complémentaire lui est transmise seulement s’il accepte la course.

Qui plus est, l’acceptation du chauffeur n’est pas totalement libre et quelque peu contraignante ; après trois refus de course successifs, la plateforme le déconnecte de l’application. Le chauffeur est alors contraint de valider la course sans information nécessaire pour faire son choix et sans connaissance des modalités ; il n’est informé ni de l’itinéraire à suivre, ni de la durée de celle-ci, ni de sa rentabilité. Le chauffeur Uber ne se trouve pas dans une situation identique à un chauffeur indépendant tel qu’un chauffeur de taxi qui aurait la possibilité d’accepter ou de refuser une course en fonction de l’importance du temps et du déplacement qu’elle engendre sans qu’un quelconque risque de sanctions puisse s’appliquer.

En ce qui concerne le critère de la liberté d’organisation du travail, la commission ne suit toujours pas le raisonnement du tribunal de l’entreprise. La CRT relève que le chauffeur doit impérativement suivre l’itinéraire communiqué par l’application. En cas de non-respect, le prix de la course sera ajusté par Uber. Elle mentionne également que le prix de la course est calculé unilatéralement par l’application et que le client paye à travers l’application et non via le chauffeur avec lequel il ne peut y avoir aucun dialogue direct concernant l’organisation du trajet. Dans de telles conditions, le chauffeur n’est alors pas libre d’organiser son travail.

Quant au dernier critère, la CRT estime que la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique est bel et bien présente. Selon la convention de prestation de services liant Uber et ses chauffeurs, Uber « ne contrôle ni ne dirige le Client ou ses chauffeurs ». En pratique néanmoins, la situation est pourtant très différente. Le non-respect d’un itinéraire imposé, d’un taux d’acceptation élevé de courses, de l’obtention d’une note moyenne inférieure à 4,65/5 par les clients ainsi que l’adoption des comportements interdits par le Charte de la communauté peuvent donner lieu à la suppression de l’accès du chauffeur à l’application.

La possibilité pour l’application d’établir des instructions, d’en contrôler leur respect et d’exclure un chauffeur de l’accès à l’application en cas de non-respect de ces instructions révèle un contrôle hiérarchique incompatible avec la qualification de relation de travail indépendante qui est prévu par Uber. La CRT a donc conclu à une relation de travail salariale à la suite de cette analyse.


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5. La situation dans le monde et conclusion

La situation internationale

En France, la Cour de Cassation a conclu à un contrat de travail entre la plateforme Uber et les chauffeurs de celle-ci dans son arrêt du 4 mars 2020.

En Espagne, une sous-catégorie de travailleurs indépendants, appelés travailleurs autonomes dépendants économiquement ou « trade » existe depuis 2007. Ce statut a été inséré au sein de la loi 20/2007 du 11 juillet 2007 qui règle le statut du travail autonome. L’application du « trade » n’est applicable que si plusieurs conditions sont remplies et permettent d’effectuer une différence entre ce statut, le travailleur salarié et le « travailleur autonome classique ». La Cour suprême espagnole a qualifié l’année dernière les coursiers comme étant des salariés mais ne s’est pas positionné à l’égard des chauffeurs Uber.

Aux États-Unis, la Cour suprême de Californie a qualifié de salariés les livreurs d’une plateforme numérique. Cette décision a une influence directe sur les chauffeurs Uber : pour appliquer cette décision, la Californie a adopté le 10 septembre 2019 la loi Assembly Bill 5 appelée aussi « loi Uber » visant essentiellement les plateformes de transport tel que Uber.

Enfin, au Royaume-Uni, la Cour suprême britannique s’est elle aussi prononcée sur le statut des chauffeurs Uber en les considérant comme des workers, une catégorie intermédiaire entre celle de salarié et d’indépendant visant les travailleurs autonomes mais dépendants économiquement. Pour le législateur anglais, leur dépendance économique doit permettre de jouir de certains droits dont bénéficient les salariés tels qu’un salaire minimal, la faculté d’obtenir une assistance lors d’une procédure disciplinaire, une durée de travail encadrée, ainsi qu’une protection au droit à la non-discrimination. Au-delà de ces droits, le statut de worker est commun avec le travailleur indépendant et est considéré comme plus proche de ce dernier que du salarié.

Quelle(s) solution(s) proposée(s) afin que la Belgique mette fin au flou juridique de la qualification des chauffeurs Uber ?

Plusieurs solutions ont déjà été avancées ; une extension du salariat, la création d’une troisième catégorie intermédiaire de travailleurs ou encore l’élaboration d’un droit unifié de l’activité professionnelle, à savoir un droit du travail sans qualificatif. Des propositions pertinentes mais qui se voient opposées, à juste titre, à des obstacles qui ne permettent pas l’application en pratique de l’une d’entre elles.

Une autre solution, plus personnelle cette fois, serait de proposer une augmentation des enquêtes sociales par les inspecteurs sociaux auprès de ces chauffeurs. Les inspecteurs sociaux auront alors la faculté de dresser des procès-verbaux s’ils constatent, comme établie par la CRT, que le statut actuel en Belgique d’indépendant aux chauffeurs ne correspond pas à la réalité du terrain. Nombreux procès-verbaux seront alors communiqués aux auditeurs du travail qui décideront d’intenter ou non des actions civiles devant les juridictions du travail.

Nous pouvons penser (ou plutôt espérer) qu’une augmentation conséquente des décisions juridictionnelles statuant dans un même sens exercera une pression sociétale qui permettrait d’obtenir à la fois une réaction de la part du législateur ainsi qu’une prise de conscience de la plateforme elle-même. En effet, si l’entièreté des tribunaux du travail de Belgique, qui sont au nombre de neuf, ne cesse de rendre des décisions juridictionnelles en faveur du statut salarié à l’égard des chauffeurs Uber, une remise en question de la plateforme pourrait certainement avoir lieu, compte tenu de l’effet public des décisions de justice.

Le législateur quant à lui, conscient de l’impact de la problématique et de son importance au sein des juridictions, pourrait réagir en édictant une nouvelle loi relative en la matière qui en préciserait plus précisément les contours. Tout ceci ne reste néanmoins que des hypothèses, (et des espoirs !).

Dossier rédigé par Nawal Bouzinab, étudiante en Master 2 à l'ULB.