NFT, art digital et droit d’auteur
1. Les NFT, comment ça marche?
6.6 Millions de dollars. C’est le montant déboursé par un collectionneur pour acquérir l’œuvre digitale de l’artiste Beetle sur la plateforme de vente d’art digital Nifty Gateway. Cette œuvre, une vidéo de 10 secondes, représente ce qui semble être un Donald Trump géant, couché à plat ventre dans l’herbe couvert de graffitis.
La première réaction est souvent de se demander qui de mentalement stable pourrait dépenser plus de 6 millions pour une vidéo de quelques secondes, accessible et copiable à l’infini ?
Pourtant, dans le monde réel, il n’est pas rare de découvrir des passionnés qui attachent depuis longtemps une valeur émotionnelle et esthétique à certains biens matériels, comme des cartes de baseball ou des œuvres d’art, étant prêts à débourser des sommes astronomiques pour les acquérir. À l’opposé, les biens digitaux ont toujours eu du mal à acquérir ces valeurs de par leur facilité à être copiés, partagés ou piratés.
C’est parce qu’elle est censée répondre à ce besoin que la technologie des NFT fait sensation ces dernières semaines. Pour comprendre en profondeur le récent engouement autour de ces Non-Fongible Tokens, un court rappel technique s’impose.
FONGIBLE: Un élément fongible est un élément librement interchangeable. Prenons l’exemple d’un billet de 10 euros, peu importe qui en est le propriétaire ou son état, ce billet de 10 euros vaudra toujours 10 euros. Cela va de même pour les crypto monnaies, si vous échangiez un bitcoin avec un autre, ces derniers auront la même valeur. À l’opposé, un bien non fongible possède ses caractéristiques propres et n’est pas librement interchangeable, il est unique. Une peinture de Van Gogh ne possède pas la même valeur que l’aquarelle de votre petite cousine, bien que ces deux œuvres soient des peintures.
TOKEN: Un Token, ou jeton, est une unité numérique programmable de valeur qui existe sur une blockchain et qui représente un actif précis comme une oeuvre d’art numérique, un fichier audio, un élément de jeu vidéo, etc. Attention, le NFT n’est pas l’oeuvre d’art elle-même, mais le code enregistré sur la blockchain qui indique toutes les informations relatives à cette œuvre, comme sa date de création, son propriétaire, ses transferts, etc.
BLOCKCHAIN: Sans rentrer dans les détails techniques, voyez la technologie de la blockchain comme la possibilité de créer un grand registre en ligne, accessible à tous sur lequel est inscrit qui possède quoi. En l’espèce, les NFT sont connectés à la blockchain Ethereum de la manière suivante : un collectionneur achète une œuvre d’art digitale sur une plateforme spécialisée, les informations uniques relatives à cette œuvre sont ensuite stockées sur la blockchain.
Les NFT s’appuient sur cette technologie pour désigner une copie officielle d’un support numérique, ce qui permet aux artistes, aux musiciens, aux influenceurs et aux franchises sportives de gagner de l’argent en vendant des biens numériques qui seraient autrement bon marché ou gratuits.
La valeur du bien digital dépend alors de plusieurs facteurs :
Son authenticité : de nombreux mécanismes existent pour définir l’authenticité d’un bien physique mais aucun d’entre n’eux n’est d’une efficacité absolue. Malgré leurs expertises, certains juges d’art ont été trompés par des répliques. Dans le cas des NFT, leur origine est ancrée de manière définitive dans la blockchain.
Sa rareté : La plupart des NFT sont vendus en édition limitée.
Sa transférabilité : Les NFT peuvent être (re)vendus à n’importe qui, n’importe où dans le monde. De nombreuses plateformes existent comme Nifty Gateway, Rarible, ou OpenSea parmi tant d’autres.
Son immuabilité : La blockchain est considérée comme l’une des technologies les plus sécurisées au monde ; une fois que les informations sont stockées sur cette dernière, elles ne peuvent plus être modifiées.
Son utilité : Comme nous le verrons, certains NFT peuvent servir à des fins pratiques, générer des revenus ou être échangés contre des biens physiques.
Les cryptokitties
En décembre 2017, la société canadienne Dapper Labs crée un jeu d’échange de chats virtuels, appelés CryptoKitties, à l’image des cartes panini ou Pokémon dans le monde réel.
À chaque chat est associé une suite unique de chiffre – le fameux jeton – agissant comme un titre de propriété du chaton qui peut ensuite être échangé sur la blockchain Ethereum. Il était alors même possible de croiser ces chats entre eux pour créer d’autres chats aux caractéristiques encore plus rares, ce qui a conduit de nombreux CryptoKitties à être vendu pour plusieurs centaines de milliers d’euros.
Trois ans plus tard, l’effervescence autour de ces animaux virtuels a drastiquement baissé, mais le concept qu’ils ont initié est en plein boom.
2. Un succès réservé au monde de l’art?
La technologie ne date donc pas d’hier mais son succès inédit est plus que soudain. La preuve en ce début d’année; alors que 9 millions de dollars de NFT se sont vendus lors du second semestre de 2020, plus de 60 millions de dollars se sont vendus en 24 heures le mois dernier.
Il semble que les NFTs surfent sur l’attention grandissante autour des cryptomonnaies depuis que de nombreuses crypto s’élèvent vertigineusement. La montée des prix de ces cryptomonnaies a permis le soulèvement de tous les éléments de l’univers de la Blockchain, les NFT compris. En bref, l’augmentation des taux de change signifie qu’en utilisant des crypto-monnaies pour acheter des oeuvres d’art numériques, le prix de ces dernières augmentent de même.
Prenez par exemple Nyan Cat, le célèbre meme du chat (encore) volant. Pour célébrer son dixième anniversaire, son créateur a recréé un unique GIF sous forme de NFT qui s’est vendu à plus de 590 000 dollars. Et cet achat est loin d’être le seul NFT à s’être vendu à un prix exorbitant ces dernières semaines:
un extrait vidéo d’un dunk de Lebron James a été cédé pour 208 000 dollars.
Un cryptoPunk, à l’image de son ancêtre le CryptoKitty s’est échangé pour 7,5 millions de dollars
Azealia Banks a vendu un enregistrement audio de ses ébats sexuels comme NFT pour 18 000 $.
Jack Dorsey, fondateur de Twitter, met aux enchères le tout premier tweet du monde en tant que NFT – et l’enchère la plus élevée est déjà de 2,5 millions de dollars.
Lindsay Lohan vend un selfie à 57 000 dollars.
Mais attention, l’art n’est pas seul domaine où les NFT progressent. Bien que les premières applications concernent les secteurs des jeux vidéos et des objets de collection, la réalité virtuelle, l’immobilier, la vente de billets , les licences de marque et la tokenisation d’actifs du monde réel sont également prometteurs.
Le monde de la mode n’est pas en reste, Nike ayant déjà déposé une demande de brevet NFT il y’a plus de 2 ans.
3. Les NFT et la propriété intellectuelle
Aux yeux de la loi, que représente un NFT? La réponse est simple: c’est un certificat d’authenticité.
Si l’on prend l’exemple des oeuvres digitales, un NFT vous permet seulement de prouver que vous êtes l’auteur, l’acheteur ou le vendeur. L’oeuvre digitale en tant que telle est hébergée sur un serveur décentralisé et tous les droits qui l’entourent sont toujours soumis à la loi du monde physique. Ces NFT soulèvent évidemment de nombreuses questions légales, parmi lesquelles nous nous concentrerons principalement sur le droit d’auteur.
Car bien que le droit d’auteur jouisse d’une réputation contrastée en matière de logiciel et des crypto en général, il n’en reste pas moins une préoccupation majeure dans le monde de l’art.
Droit d’auteur – Propriété vs. Titularité
Il faut garder en tête cette distinction primordiale: être le propriétaire d’une oeuvre n’implique pas cette personne soit titulaire du droit d’auteur sur cette dernière. À titre d’illustration, engager un photographe pour votre mariage et recevoir les photos après le paiement d’un prix convenu ne vous donnent pas le droit d’utiliser ces photos comme bon vous semble. Le droit d’auteur sur ces images reste aux mains du photographe.
Cette perception erronée conduit de nombreuses personnes à penser qu’à l’achat d’un NFT d’une oeuvre digitale, cette dernière leur appartient et qu’ils peuvent en disposer de la manière dont ils conviennent. Ce n’est pas le cas, l’acquisition d’un NFT ne donne aucun droit sur l’oeuvre en tant que telle, mais sert à prouver que vous “possédez” l’oeuvre numérique originale. Tout comme le photographe de mariage, l’artiste auteur du NFT reste le titulaire du droit d’auteur sur l’oeuvre vendue. Toutefois, le droit d’auteur ne vous empêche pas de revendre votre NFT.
Prenons l’exemple d’un des succès les plus importants du monde des NFT: les NBA Top Shot, une espèce de croisement entre temps fort vidéo et carte de collection vintage.
Bien qu’à en croire le site, vous possédez le NFT, la NBA reste le titulaire du droit d’auteur (ou copyright américain en l’espèce) sur ce bien digital. Cela signifie que vous ne pouvez pas utiliser les images achetées pour en créer des produits dérivés ou commercialiser un élément quelconque du NFT sans le “consentement écrit préalable” de la NBA, ni même modifier l’image sans autorisation.
À l’instar d’une propriété physique sur un objet, si vous étiez réellement propriétaire de votre Top Shot, la NBA n’aurait aucun moyen de vous empêcher de faire quoi que ce soit. Sauf si l’artiste vous cède ses droits d’auteur dans le contrat de vente du NFT, évidemment.
Un artiste semble s’être rapproché de cette possibilité. Le nouvel album Whale Shark de Clarian est actuellement mis aux enchères sur la plateforme Opensea. L’acquéreur de ce NFT deviendra titulaire des droits d’édition à perpétuité et aura tous les pouvoirs qu’aurait une maison de disque sur l’album. Au contraire de l’acquisition de crypto-art, cet investissement est susceptible de générer des revenus réels basés sur son exploitation, et non simplement sur de la spéculation à court ou long terme.
Droit d’auteur – la Tokenisation
Pour certains enthousiastes dans les industries créatives, la blockchain, mécanisme sur lequel reposent les cryptomonnaies et les NFT, a le potentiel d’améliorer l’octroi de licences de droit et de prévenir les possibles violations. De plus, la tokenisation de certains droits pourrait permettre aux artistes de se financer plus librement.
Prenons un exemple dans lequel un artiste aurait envie de tokeniser son droit d’auteur sur son oeuvre:
Imaginez que vous trouviez un scénario absolument rocambolesque qui possède tout le potentiel d’être la prochaine sensation cinématographique mondiale. Le seul problème est que vous n’avez pas assez d’argent pour mettre en oeuvre toutes les idées qui vous passent par la tête pour réaliser ce film. Vous pourriez alors demander un prêt à la banque, à des amis ou, tokenizer votre droit d’auteur sur votre oeuvre.
En d’autres termes, vous vendez des jetons qui représentent des parts du droit d’auteur sur le film à venir. Les investisseurs achètent ces jetons, acquièrent une participation dans le projet et vous permettent de financer la production du film.
Si le projet est un succès financier, les investisseurs reçoivent une part des bénéfices correspondant à la valeur des jetons qu’ils ont précédemment acheté et peuvent les échanger sur des plateformes en ligne.
Voilà le scénario idéal, qu’en est-il de son application pratique?
Il est temps de ressortir la formule magique de tout juriste: “cela dépend”. Alors que cette tokenization du droit d’auteur sera possible dans une certaine mesure dans les pays de common law basés sur le principe du laissez-faire, la tâche sera nettement plus ardue dans les régions à traditions civilistes.
En effet, ces pays interdisent expressément les transferts généraux de droits sur des oeuvres futures. En Belgique par exemple, la cession de droit d’auteur sur des œuvres futures n’est valable que pour un temps limité et pour autant qu’elle soit clairement spécifiée. Ces conditions pourraient alors satisfaire certains projets de tokenisation mais pourraient être impossibles à respecter pour d’autres.
De plus, les règles de copropriété de droit d’auteur diffèrent selon les juridictions et, en général, ne conviennent pas à ce genre de scénario pour le moment. L’une des alternatives pourrait être de céder le droit d’auteur à une seule partie (l’investisseur) qui à son tour accorderait une licence souple aux autres investisseurs. Cependant, ce cas de figure se distancie sensiblement du scénario d’origine. En effet, chaque investisseur désire être détenteur du droit d’auteur tokenisé afin de pouvoir le revendre sur des plateformes d’échange.
Conclusion
Quand un marché nouveau et excitant tel que celui-ci apparaît, il est facile d’ignorer les futurs obstacles qui pourront se dresser face à lui, qu’ils soient juridiques ou autres. Les NFT disposent d’un potentiel énorme à exploiter c’est certain, mais de larges défis commencent déjà à se dresser – dont le principal est sûrement l’impact sur l’environnement laissé par chaque transaction. Comme partout, le temps se chargera de trier le superflu de l’utile.